1856 : Gobineau et l’avenir de la Chine
Prescience
J’avais pris il y a fort longtemps une note fragmentaire, à partir du numéro de Mai 1993 de La Revue des deux Mondes, sur un article de René Servoise citant des extraits de la correspondance entre Gobineau et Tocqueville . La citation me paraissait si juste que je la conservai, sans toutefois prendre le temps de retrouver ce numéro de la revue. Internet vient de me donner la référence, grâce aux archives en ligne de la Revue Des Deux Mondes, qui présentent l’article original, intitulé Tocqueville et Gobineau: prophètes de l’avenir. Les extraits de lettres publiés par Servoise sont tirés de la Correspondance de Tocqueville et de Gobineau, établie par M. Degros et introduite par J.-J. Chevallier — (Oeuvres complètes, Gallimard, 1959).
Voici la section de l’article qui inclut cette citation. Le texte courant est de R.Servoise, les italiques signalent les propos de Gobineau ou de Tocqueville.
Gobineau nous offre de l’Orient la plus exacte vision que nous ayons en France. Si un hommage, respectueux en ses termes, a été rendu à d’autres races qu’à la race blanche, c’est à Gobineau qu’on le doit. “En Asie, tout y a pris sa source. Rien de ce qui a été trouvé dans le monde ne l’a pu être ailleurs. Il a été ensuite amélioré, modifié, amplifié ou diminué. L’Asie a eu l’invention et se repose de cet immense enfantement.” Telle est la conclusion de Trois Ans en Asie. A ce jour, nul n’a mieux dit.
Un des dialogues les plus vivants (et dont l’actualité est aujourd’hui frappante) est celui engagé de 1855 à 1856 entre les deux hommes. Gobineau a gagné — après un long voyage d’approche — la Perse, où il représente la France. Tocqueville lui écrit en novembre 1855 : « Je serais bien curieux de savoir à quoi vous attribuez la rapide et en apparence inarrêtable décadence de toutes les races que vous venez de traverser, décadence qui en a déjà livré une partie et les livrera toutes à la domination de notre petite Europe ». Cette question, dans sa formulation même, reflète la croyance en la supériorité de la race blanche. Tocqueville a dû maintes fois l’entendre exalter chez ses amis britanniques. En 1876, la reine Victoria ne sera-t-elle pas couronnée impératrice des Indes?
Gobineau saisit la balle au bond et répond très longuement. Évoquant l’idéal occidental « bien manger, bien boire, se bien vêtir, se bien loger est devenu le but suprême de l’humanité », propagé dans le monde à l’époque d’un capitalisme triomphant, il élève le débat. “Vivrons-nous commercialement, financièrement parlant, aux dépens de l’Asie? Non… La rapacité au gain, l’économie dans l’intérieur des familles, la sobriété extraordinaire, les bas prix des salaires, ce sont là des avantages contre lesquels nous ne pourrons jamais lutter, et eux, le jour où nous leur donnerons le pouvoir de placer leurs capitaux dans les fabrications où ils excellent, ils nous donneront […] tout ce que nous voudrons à des prix si bas qu’il nous faudra renoncer à la lutte.” (15 janvier 1856)
La finale de son argumentation doit être citée. Les Occidentaux (Européens et Américains) sont mis en face de la situation qu’ils ont créée, en apprentis sorciers qu’ils sont. Avec gravité et passion retenue, car Gobineau a été intimement blessé par les critiques de son ami sur son livre l’Inégalité, il en appelle aux Européens en des termes presque prophétiques : “Vous avez passé l’âge de la jeunesse… c’est un automne, l’hiver arrive et vous n’avez pas de fils. Au bout du compte, les causes de votre énervement s’accumulent et il n y a plus personne au monde pour vous remplacer quand votre dégénération sera complète.”
L’article de la Revue Des Deux Mondes se clôt peu ou prou sur cette citation. Quelle surprise de voir ces deux auteurs écrire pour ainsi dire à contre-emploi. Tocqueville, le démocrate, qui tient pour acquis l’asservissement de “toutes les races” décrites par Gobineau “ à la domination de notre petite Europe.” Et Gobineau, dont les idéologies d’extrême droite se sont inspirées (cherchant un portrait de Gobineau dans Google, j’ai voulu aller voir l’article dont provenait l’une des photos, il s’agissait d’un site neo-nazi…) est celui qui rend hommage à ce que la Chine a apporté à l’humanité et annonce — nous sommes dans les années 1850! — que l’acharnement au travail des Chinois pourrait bien faire que nous soyons un jour plus dominés que dominants. Prescience, prescience.