Le contrat de lecture, ou la licorne des communicants

Alain-Marie Carron
9 min readJan 2, 2019

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Domenico Zampieri, 1605

La licorne est un animal mythique. Les professionnels de la communication, gens de presse ou de publicité, ont la leur, qu’ils désignent sous le nom de « contrat de lecture ». Imaginez cette chose extraordinaire : une sorte de cahier des charges qui permettrait à l’auteur d’un texte de savoir comment il peut répondre aux attentes des lecteurs! Les lecteurs satisfaits deviendraient assurément des lecteurs fidèles… et l’auteur entrerait ainsi au Paradis des plumitifs.

Comme dans le monde des marchands de mots on ne mégote pas sur les titres; ce grimoire magique a été nommé « contrat de lecture ». Tant pis si le lecteur-client ne signe rien du tout, alors que l’auteur s’engage envers lui à respecter chaque clause du « contrat ». Mais ne nous moquons pas, l’idée de départ reste bonne; le contrat de lecture est un outil nécessaire à la réussite d’une communication écrite. Un outil imparfait, car aucune méthode ne permet de savoir ce que le lecteur souhaite vraiment, mais toujours utile. Cerner, aussi bien qu’on le peut, les attentes du lecteur avant de commencer à écrire, c’est améliorer l’efficacité de son texte.

Je vais faire un bref retour sur les origines de la formule, née dans les années 80, avant de vous en proposer deux applications pratiques, qui valent aussi bien pour un article que pour une offre de services ou une monographie d’entreprise.

Le concept de « contrat de lecture » est apparu en 1985, sous la plume du chercheur en sciences de l’information Éliseo Veron. Si vous voulez mâchouiller de la linguistique de l’énonciation et de la sémiotique dans une optique structuraliste, je vous conseille la lecture des articles ou des livres de Veron, ou bien l’article de Jean-Maxence Granier dans la revue Communication et langage, « Du Contrat de Lecture au Contrat de Conversation ».

Restons-en à la façon dont Éliseo Veron décrit son travail : «l’étude du contrat de lecture porte, par conséquent, sur tous les aspects de la construction d’un support de presse, dans la mesure où ils construisent le lien avec le lecteur : couverture, textes/images, mode de classement du matériel rédactionnel, dispositifs d’appel (…), modalités de construction des images, types des «parcours» proposés au lecteur et les variations qui s’y produisent, modalités de mise en page et bien d’autres dimensions qui peuvent contribuer à̀ définir la façon spécifique par laquelle le support construit le lien avec son lecteur» .

Les lecteurs familiers des problématiques de la presse écrite ne seront pas surpris que les résultats des travaux du chercheur argentin aient connu un grand succès. Ils sont apparus à un moment où les créations de magazines féminins et masculins se succédaient à un rythme rapide. Dans ce marché devenu hyperconcurrentiel les rédacteurs en chef avaient besoin de savoir comment se distinguer de leurs concurrents, les publicitaires souhaitaient un positionnement clair de chaque magazine afin de pouvoir segmenter plus efficacement leurs campagnes, et les deux groupes couraient derrière ce Graal qu’est la fidélisation du lecteur.

Grâce aux travaux de Veron, les responsables de presse ont accepté l’idée que le texte lui-même n’était pas le seul lien entre une publication et son lecteur mais que d’autres éléments, visuels notamment, étaient tout aussi importants. Ce fut une petite révolution, partie de la presse magazine pour gagner ensuite la presse quotidienne. Dans cet ordre d’idées, je me souviens de l’attitude de mon chef du service Étranger au journal Le Monde, Michel Tatu, pour qui j’avais le plus grand respect, mais qui se fichait éperdument de la position qu’occupait une information dans ses pages : « Mais c’est dans le journal, le lecteur n’a qu’à lire », disait-il quand on lui faisait remarquer que telle nouvelle n’était pas mise en valeur.

Ce qui est vrai pour la grande presse l’est aussi pour les publications d’entreprise et, croyez-moi, quand on en voit beaucoup on est obligé de constater qu’une trentaine d’années plus tard, cette prise de conscience n’est pas encore aussi répandue qu’il le faudrait.

Éliseo Veron a également su imposer l’idée qu’un lien particulier entre le lecteur et la publication est un facteur essentiel au succès de celle-ci. Ce lien se construit, s’enrichit au fil du temps. Il est d’autant plus solide que le positionnement de la publication est stable et « lisible » pour le lecteur. La publication doit répondre à l’ensemble de ses attentes, dans un environnement graphique et éditorial qu’il apprécie. Quand les planètes sont bien alignées, le lecteur devient (un peu plus) fidèle au titre.

On retrouve ainsi dans la communication écrite la notion d’un produit « centré utilisateur », si important dans la conduite des entreprises industrielles ou de services. Sur ces bases, les responsables de publication ont développé d’un marketing éditorial, qui devait contribuer à garantir le succès d’un titre, au-delà de l’inspiration et du talent des journalistes.

Journaux et magazines ont multiplié les tables rondes, les sondages, les appels aux lecteurs ou lectrices pour qu’ils/elles réagissent au contenu de la publication, et fassent connaître leurs attentes. Le contrat de lecture est ainsi devenu le résultat d’un travail d’échanges avec les lecteurs, ce que les publicitaires appellent « un discours de marque co-construit ».

L’évolution ne s’est pas arrêtée là : avec le développement des échanges lecteurs-publication grâce à Internet, le contrat de lecture ressemble désormais davantage à une conversation, ce qu’a bien compris une agence de communication comme Entrecom, animé par Xavier Cazard, qui met ce mot au centre de sa démarche. On peut donc considérer qu’il y a trois étapes dans l’histoire du contrat de lecture : sa conception à partir de ce que l’on peut intuitionner des attentes du lecteur, sa construction à partir des données recueillies auprès des lecteurs, sa production en un flux continu qui coule en boucle, né de la conversation avec le lecteur.

En pratique

Fort bien, mais quand on est seul devant son ordinateur et qu’il nous faut produire un texte pour demain, ou même peut-être avant, que faut-il faire?

Revenir à la première étape. La méthode est simple et n’a pas si mal réussie aux auteurs depuis deux mille ans, si l’on en juge par l’héritage culturel qu’ils nous ont laissé. Elle consiste, avant d’écrire, à rassembler tout ce que nous savons ou croyons savoir de notre futur lecteur. Il faut, particulièrement dans le contexte d’un texte professionnel, réfléchir dans deux directions : les attentes du lecteur en général et celles du lecteur-client, liées au service ou à l’idée qu’on lui propose. Cette réflexion permet de créer un petit pense-bête qui servira de trame à ce que nous allons écrire.

Notre liste des attentes du lecteur « en général » nous servira à éviter les erreurs de communication les plus fréquentes, et nous empêchera d’oublier certains paramètres d’une communication réussie, ce qui sera particulièrement utile aux auteurs qui ont une formation très éloignée de la communication, comme les comptables, les ingénieurs, les informaticiens, etc…

Notre seconde liste concernera les services spécifiques (pratiques ou psychologiques) que notre texte (article, magazine, publication d’entreprise) est censé apporter au lecteur-client. Le rédacteur en chef d’un magazine sait que tous les éléments d’une publication ne vont pas toucher le lecteur au même degré et que d’un lecteur à l’autre, ce ne sont pas les mêmes éléments d’un texte qui vont avoir un impact. Dès lors, il veille à varier les angles et les modes de traitement. Un texte ou un magazine ont toujours deux ou trois temps forts qui constituent le cœur du message; mais on accroche aussi des lecteurs par d’autres voies (image, petite info pratique, etc..) par lesquelles certains lecteurs s’engageront dans la lecture.

Dresser la carte des attentes du lecteur et s’assurer que notre texte y répond, c’est l’exercice de cadrage qui peut nous donner raisonnablement confiance dans l’efficacité du texte que nous sommes en train d’écrire. Simple et efficace. À partir de là vous pouvez exprimer toute la créativité que vous voulez et développer votre art du storytelling, car cette trame ne dit rien sur ce que sera votre plan et les différentes façons dont vous aller hiérarchiser (pour ne pas dire « dramatiser ») les arguments et les informations que contiendra votre texte.

En général : répondre aux principaux besoins du lecteur

Dans un récent article, Michael Schaeffer, un spécialiste reconnu de la communication internet aux États-Unis, a repris et adapté la célèbre pyramide de la hiérarchie des besoins de Maslow, pour rappeler les caractéristiques que tout bon texte doit avoir. Chacun de nos textes devrait couvrir les quatre champs ci-dessous :

1/ Répondre aux questions de base

Quelles sont les principales questions que soulève le sujet que vous traitez? Vous devez à votre lecteur ce service d’information et de clarification. On est là dans le registre du mode d’emploi ou de la boîte à outils. Bien qu’indispensable, ce n’est pas un contenu qui incitera le lecteur à revenir vers vous. Si vous en restez là, il aura tendance à se servir et à passer à autre chose.

2/ Expliquer

Élargissez l’analyse, montrez et expliquez à votre lecteur des données qu’il ne connaît pas, les raisons de telle ou telle situation, l’articulation de telle ou telle problématique. Chacun de nous est curieux et désireux d’apprendre. Vous apportez au lecteur une connaissance, la compréhension d’un sujet qu’il ne maitrisait pas. S’il se dit « Ah ça je ne le savais pas » et qu’il a le sentiment d’être désormais plus « connaissant », comme on dit au Québec, vous êtes sur la bonne piste.

3/ Émotion

Votre texte doit dépasser le niveau rationnel pour établir un lien émotionnel avec le lecteur. Ce qui ne fait pas partie de la culture de certaines catégories socio-professionnelles. « Le cœur du marketing, dit Schaeffer, c’est de trouver le moyen de construire un lien affectif entre votre offre et le client ». Pour cela la personnalisation est importante; votre lecteur doit sentir qu’une vraie personne s’adresse à lui et non un algorithme de traduction. Il faut donner un peu de soi-même pour exister aux yeux du lecteur; sans exagérer. Les vendeurs qui laissent parler leur ego au lieu de s’intéresser vraiment au client le font fuir.

4/ Inspiration

Votre texte doit donner envie, susciter l’adhésion, transmettre l’énergie de vos convictions. Là encore, n’en faites pas trop, mais soyez communicatifs. Surprenez le lecteur, au bon sens du terme. L’effet que vous recherchez, les américains l’appellent le « wow »; une exclamation qu’on pourrait traduire par « Ça c’est fort ! ». Attention toutefois à ne pas confondre communication et poudre aux yeux. Votre succès ne repose pas principalement sur le fait que le lecteur vous trouve « inspirant » — ce qui est une condition nécessaire, mais pas suffisante — mais sur la qualité de ce que vous lui apportez.

En particulier : assurer les services pour lesquels on vous lit

Dans différents magazines que j’ai dirigés (Décideurs, chez Quebecor Média; PME, chez Transcontinental, ou Point de Vue, en France) j’ai appliqué une forme de contrat de lecture que j’avais commencée à mettre au point quand j’étais Rédacteur en chef de l’édition française de Sélection du Readers’ Digest. Au Digest, nous n’aurions pas conçu un sommaire sans nous assurer que les thématiques qui faisaient la force de ce magazine se retrouvaient dans les articles publiés. Ce mensuel se vendait à l’époque en France à un million d’exemplaires. Même si elle était soutenue par un marketing puissant, cette méthode devait avoir quelques qualités.

Ci-dessous une version simplifiée de la grille que j’avais conçue pour le magazine PME, un mensuel destiné aux patrons des petites et moyennes entreprises du Québec. Pour n’importe quel texte ou publication, vous pouvez imaginer une grille comparable, qui rassemble les différentes catégories de fonctions répondant aux attentes des lecteurs. Les fonctions d’ordre pratique sont évidentes, mais les fonctions d’ordre subjectif ne sont pas moins importantes. Sur un marché étroit, une publication de ce genre fonctionne un peu comme la presse locale, tout le monde peut espérer s’y retrouver en photo. D’autre part, les distinctions professionnelles sont très nombreuses au Québec. Quant au critère d’attractivité (qui n’est pas détaillé ici) il est capital. À une époque où le visuel domine, le mariage réussi de la forme et du fond est une condition sine qua non du succès.

L’écriture devient plus facile quand on a bien cadré les conditions d’une communication réussie et dressé la liste des fonctions propres à notre message ou à notre publication. Les contraintes que vous vous imposez à travers le contrat de lecture vous permettront d’écrire plus librement.

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