Quand le français du Monde dérape
J’ai appris il y a bien longtemps mon métier de journaliste au journal Le Monde, avec des maîtres au style impeccable, comme Alain Clément notamment. Chez les correcteurs, des amis comme Jean-Pierre Collignon réparaient avec générosité mes erreurs grammaticales ou syntaxiques. Aujourd’hui encore le journal peut compter sur une solide équipe de relecteurs, aussi savants que malicieux, comme le prouve leur blogue Langue sauce piquante.
Mais la mise en ligne des articles du journal sur le site Le Monde en direct est moins rigoureuse. Si on lit ce fil de nouvelles tôt le matin, on y découvre des maladresses ou des erreurs, souvent corrigées plus tard dans la journée.
Les quelques exemples ci-dessous sont empruntés à ce que j’appellerais « Le Monde mal réveillé ». Il s’agit de saisir l’occasion de donner des exemples de ce qu’il faudrait éviter. J’ai d’ailleurs inclus ci-dessous une citation de notre mirobolant président Macron, dont le français paraît parfois incertain quand il s’exprime spontanément. Le mauvais exemple vient de haut
Quand les Ricains débloquent
Dans un article consacré à l’affrontement entre Républicains et Démocates autour du shutdown, on peut lire ceci :
« Les efforts des élus démocrates de bloquer l’accord »… Les uns et les autres auraient pu faire l’effort de se comprendre. Mais l’effort des élus démocrates pour bloquer l’accord a échoué. On dira « Faites l’effort de m’écouter », décrivant ainsi une situation de fait. Mais on dira « Vous pourriez faire un effort pour apprendre », ce qui marque bien l’intention d’une action qui n’est pas encore réalisée. Ce qui est le cas ici.
Le français du Président
« C’est une bonne chose pour un aspect, ça donne de la stabilité à ceux qui l’ont »… La pensée complexe du Président quant à l’utilité du Franc CFA ne transparait pas dans cette réponse que l’on croirait traduite de l’anglais (Ce n’est pas le cas semble-t-il). M. Macron semble vouloir dire qu’un des aspects positifs du franc CFA est de donner une forme de stabilité économique aux pays qui l’utilisent. L’introduction de « pour un aspect » dans cette phrase embrouille tout. Plus on la lit, moins elle fait sens.
Le chapeau à deux bonjours
Dans la province dont je suis originaire, le Bourbonnais, les femmes portaient autrefois, pour les grandes occasions, un chapeau relevé en pointe devant et derrière, d’où l’expression « chapeau à deux bonjours».
On a ici une phrase « à deux bonjours », qui commence par « Il a ensuite déclaré », pour se terminer par « reconnaît-il ». Le second verbe ne sert à rien, sinon à souligner le manque d’attention du rédacteur. Ce type d’erreur est assez fréquent dans les textes professionnels.
Encore un p’tit gorgeon de jargon ?
« Allons enfants revendique un tropisme certain pour la démocratie positive », a écrit le journaliste, avant, espérons-le, d’être envoyé aux galères pour délit de jargon caractérisé.
La littérature a emprunté le mot tropisme à la physiologie végétale. On parle d’héliotropisme au sujet d’une plante qui s’oriente vers la lumière. Si j’en crois le Larousse, certains écrivains ont décidé que le mot tropisme désignait cette force obscure qui pousse un individu ou un groupe à prendre telle ou telle orientation. Avec eux le mot est devenu vague et ne tient plus que par sa prétention à se faire passer pour savant. Comment peut-on revendiquer un tropisme ? C’est un peu comme si quelqu’un disait : « Je revendique le tropisme qui me pousse à me désaltérer quand j’ai soif ».
Fallait-il de plus ajouter « certain » à ce galimatias? D’ailleurs, de quel « certain » s’agit-il ici ? Certain, au sens de convaincu? Ou bien est-ce un certain quelque peu incertain, comme dans l’expression « un certain regard »?
Et puis, qu’est-ce qu’une « démocratie positive » ? Mes professeurs en Droit Constitutionnel considéraient tous que la démocratie est par essence positive. C’était au siècle dernier. Les jargonneux ont inventé dernièrement le concept de « démocratie illibérale », si bien que la possibilité d’une démocratie négative n’est plus à exclure. Peut-être va-t-il falloir préciser à l’avenir la polarité que l’on donne au mot démocratie chaque fois qu’on l’emploie. Je crois que le parti Allons enfants, comme les lecteurs du journal, n’en demandaient pas tant.
Le commentaire avant l’information
D’accord, avec cet exemple je triche. Il ne concerne pas la grammaire ou le style, mais la qualité d’une communication. Après tout, c’est bien notre sujet.
Dans un article informatif, dont le premier objectif est d’apporter au lecteur une nouvelle, la bonne pratique journalistique voudrait que l’information et le commentaire soient nettement séparés. Cette règle est généralement respectée dans la presse quotidienne américaine (Lisez les articles du Wall Street Journal à propos de la France, le « French bashing » ne commence jamais dans les premiers paragraphes ;-). En France c’est beaucoup moins le cas.
Mais avec cet article va plus loin. L’auteur commente et « éditorialise » dès la première ligne. Il a la vanité — un peu risible de la part d’un journaliste — de se mettre à la place du gouvernement, et il donne son opinion au lecteur, lequel s’en contrefiche. L’information qui justifie l’existence de l’article n’est même pas encore donnée qu’elle est déjà interprétée, comme si l’interprétation était plus importante que la nouvelle.
PS — Retrouvez quelques bonnes idées sur l’écriture sur mon blog www.ecrirecvendre.com